Vous ouvrez ChatGPT et lui demandez de « me trouver les meilleures chaussures de running à moins de 100 € ». En quelques secondes, il compare les modèles, vérifie les stocks, lit les avis et finalise l’achat — sans jamais vous envoyer sur le site de Nike.com ou Zalando.be.
C’est la toute dernière fonctionnalité de ChatGPT, sortie il y a quelques jours. Instant Checkout, développée par OpenAI, permet désormais d’acheter des produits directement dans ChatGPT. Le parcours classique — recherche, clic, site web — est remplacé par une seule interaction fluide et sans friction.
En parallèle, AI Overviews de Google réinvente l’expérience de recherche en résumant les contenus et en apportant directement des réponses, sans aucun clic. Neil Patel appelait cela l’an dernier le « zero-click future ». Je ne pense pas que ce soit une exagération : c’est un signe clair que la façon dont les gens utilisent le web est en train de changer en profondeur. Le site web, autrefois pièce maîtresse de toute stratégie digitale, perd peu à peu sa place centrale.
Depuis deux décennies, nous, les digital marketers, avons tout construit autour de lui. Le site web était l’endroit où nous mettions en valeur notre marque, contrôlions notre discours et récoltions des données. Nos campagnes, qu’elles soient en SEO, SEA ou sur les réseaux sociaux, visaient à y diriger le trafic. C’était le lieu de la conversion et de l’analyse. En un mot, le cœur battant du marketing digital.
Mais je pense que l’IA est en train de réécrire silencieusement ce modèle. Les utilisateurs ne naviguent plus sur le web, ils délèguent. Leur objectif n’est plus d’explorer, mais de trouver une solution. Et si cette solution peut être obtenue en une seule interaction avec une IA, pourquoi en sortir ?
L’expérience utilisateur tout entière se résume désormais à un seul échange.
Nous entrons probablement dans une phase où les sites web ne vont pas disparaître, mais où la plupart deviendront invisibles. Ils continueront d’exister, nécessaires, mais beaucoup moins consultés. Leur rôle sera d’alimenter l’écosystème de l’IA plutôt que d’héberger l’expérience utilisateur. Dans ce modèle, le site web cesse d’être une destination pour devenir une source de données — une sorte d’entrepôt de faits fiables qu’une IA peut interpréter et exploiter. C’est un changement majeur.
Et les données récentes confirment cette tendance : selon Omnicom et Similarweb, le trafic mondial des sites web a diminué d’environ 3 % en 2024, tandis que le temps passé sur les assistants IA et les plateformes fermées comme TikTok ou ChatGPT ne cesse d’augmenter. Le web reste essentiel, mais sa surface d’exploration se réduit. Les utilisateurs découvrent, comparent et achètent ailleurs, obligeant les marques à repenser le rôle de leur site.
Nous avons passé des années à concevoir pour des humains : perfectionner les parcours clients, soigner l’architecture de l’information, affiner les messages. Mais l’IA ne se préoccupe ni de nos menus, ni de notre palette de couleurs. Elle se préoccupe d’exactitude, d’autorité et de cohérence. Les marques qui réussiront dans ce nouveau monde seront celles dont les données sont comprises, pas seulement celles dont le design est admiré. Comme le résumait récemment Forbes, « l’IA ne détruira pas le web — mais elle le reléguera. La nouvelle présence digitale, c’est votre data, pas votre domaine. » Je partage entièrement cette vision. Le champ de bataille se déplace : de la génération de trafic vers l’intégrité des données.
Il est cependant important de reconnaître que toutes les entreprises ne seront pas affectées de la même manière. Pour les entreprises de contenu — médias, éditeurs — la menace est existentielle. Leur modèle repose sur la visibilité et l’engagement sur leurs propres plateformes. Quand l’IA résume ou reformule leurs articles, elle en extrait la valeur sans attribution. Je comprends qu’elles réclament des régulations : elles possèdent les droits de leurs contenus et méritent d’être citées et rémunérées quand l’IA les utilise. Leur survie dépend de la protection de ce lien direct avec leur audience.
Pour les entreprises orientées produits, la situation me semble différente. Si vous vendez des biens ou des services, l’IA ne supprime pas votre valeur, elle modifie la manière dont les clients vous trouvent. Plutôt que de visiter votre site, les utilisateurs s’appuieront sur des assistants qui connaissent votre offre, votre réputation et votre disponibilité. Dans ce monde, le succès dépendra de la qualité de votre représentation dans les écosystèmes d’IA. Les données structurées, les avis authentiques et les signaux de confiance deviennent votre nouvelle vitrine. Il ne faut pas combattre l’IA, mais l’alimenter.
Ce changement a des implications majeures pour le marketing. À mesure que l’IA s’intègre dans le parcours utilisateur, le succès ne se mesurera plus en trafic ou en clics, mais en confiance. Pas seulement la confiance émotionnelle des consommateurs, mais aussi la confiance opérationnelle des algorithmes. L’IA doit comprendre qui vous êtes, croire en la fiabilité de vos données et avoir suffisamment confiance pour vous recommander. La visibilité dépendra moins du nombre de visiteurs que de la fréquence à laquelle vous êtes sélectionné dans les réponses générées. Le rôle du marketeur évolue : il ne s’agit plus de générer du trafic, mais de bâtir la crédibilité structurelle de la marque.
Ce changement est déjà visible. Un restaurant qui maintient ses horaires, menus et avis cohérents entre Google My Business, TripAdvisor et son propre site aura plus de chances d’apparaître dans les recommandations locales des assistants IA. Un retailer qui tient à jour des fiches produits complètes, avec des descriptions claires, des prix transparents et des stocks vérifiables, sera plus facilement suggéré comme “meilleure option” dans ChatGPT.
Pour y parvenir, les entreprises devront aller au-delà d’une logique centrée sur leur site et devenir ecosystem ready. L’assistant, et non plus la page d’accueil, devient l’interface. Les marques doivent garantir que leurs données soient structurées, leurs produits et avis accessibles, leurs informations lisibles par les machines. Par exemple, une chaîne d’hôtels qui expose ses disponibilités via API à des agents IA pourrait obtenir des réservations directes sans passer par les sites de comparaison. La présence dans cet environnement ne se négocie plus par le design, mais par l’interopérabilité. Il ne s’agit plus de construire de plus grands sites, mais de construire des systèmes plus intelligents, connectés, structurés et suffisamment fiables pour alimenter les interactions pilotées par l’IA.
Mais à mesure que l’infrastructure évolue, le comportement des utilisateurs change lui aussi. Les gens ne naviguent plus entre plusieurs onglets pour comparer ou évaluer, ils délèguent. Quand l’IA peut résumer les avis, comparer les prix et finaliser un achat, le tunnel classique — sensibilisation, considération, conversion — s’effondre en un seul moment d’intention. Cela ne rend pas le marketing moins humain, mais plus concentré. Chaque interaction doit désormais générer une reconnaissance et une crédibilité immédiates, car le temps entre la découverte et la décision s’est presque entièrement évaporé.
Les marques qui prospéreront dans ce nouveau paysage seront celles capables d’exprimer leur essence, leurs valeurs et leurs preuves concrètes sous forme de signaux clairs et vérifiables, interprétables à la fois par les humains et les machines. L’émotion, le design et le storytelling ne disparaîtront pas, mais ils se déplaceront hors du site. Ils s’exprimeront à travers la façon dont les clients parlent de vous, la cohérence de votre présence sociale, ou les créateurs et communautés qui relaient votre message. Le “vibe” d’une marque ne sera plus défini par une image d’accueil sur un site, mais par la somme des perceptions et de la crédibilité que vous construisez sur le web.
Cela dit, ce nouvel environnement piloté par l’IA n’est pas le seul paysage. Les sites web continueront de jouer un rôle essentiel dans la construction de l’émotion et de la confiance, aux côtés des magasins et des autres canaux propriétaires. Ils ne seront peut-être plus le premier point de contact, mais ils resteront un point d’ancrage crucial. La connexion se fera désormais à travers un écosystème plus large — à la fois humain et algorithmique.
Et pour les agences créatives, cette évolution ne réduit pas la créativité, elle la repositionne. Les campagnes de marque resteront essentielles, mais s’appuieront moins sur le site web comme véhicule principal et davantage sur des formats immersifs et culturels : films puissants, activations outdoor audacieuses, storytelling social engageant ou expériences collaboratives. La créativité continuera de façonner la perception, mais à travers des points de contact que l’IA peut amplifier, référencer et apprendre à comprendre.
Conclusion
Alors, l’IA rendra-t-elle votre site web inutile ? Pas complètement — mais elle pourrait le rendre secondaire. Le site web passera du centre de votre présence digitale à un élément d’un écosystème plus vaste. Son rôle évoluera : moins axé sur le parcours utilisateur, davantage sur la fiabilité des données, la preuve de crédibilité et l’ancrage identitaire.
Les marques qui réussiront ne délaisseront pas leurs sites, elles les réinventeront. Elles les traiteront comme des sources fiables plutôt que comme des destinations. Ce qui comptera vraiment, c’est que votre marque soit comprise, digne de confiance et bien représentée — à travers les systèmes d’IA, les plateformes et les signaux qu’elles apprennent à lire.
L’IA ne rend pas les sites web obsolètes, elle transforme leur raison d’être. Et dans ce changement réside une opportunité : concevoir un marketing qui ne soit pas seulement vu, mais choisi.